Photographe à la Une. Francesca Woodman
Francesca Woodman est un météore, elle a traversé le ciel de l’histoire de la photographie, l’a illuminé le temps de sa courte vie, et est partie rejoindre les anges, qu’elle tutoyait déjà de son vivant. Francesca Woodman est née le 3 avril 1958 à Denver dans une famille d’artistes du Colorado. Elle a 13 ans lorsque son père lui offre un appareil photo. Assise sur le canapé du salon de sa maison à Boulder, elle réalise alors un autoportrait d’une originalité très étonnante pour son âge. Tête tournée, elle ne donne à voir que sa chevelure mi-longue et est sobrement habillée d’un pull et d’un jean. Elle est là tout en n’y étant pas.

Les bases de son œuvre transparaissent déjà dans ce premier cliché. C’est une jeune fille avide des autres, de leur savoir. Précoce en tout, c’est une érudite qui s’imprègne d’art classique et contemporain. Il faut garder à l’esprit que ses photographies sont celles d’une lycéenne, puis d’une étudiante, enfin d’une jeune femme. Francesca Woodman ne s’est jamais considérée comme une artiste accomplie, même si on la perçoit ainsi aujourd’hui, avec le recul du temps et de l’histoire qui ont fait leur œuvre. Nombre de ses photos témoignent de réels tâtonnements, ceux d’une étudiante en art qui recompose à la manière des maîtres.
Par son travail profondément intime et sensible, fondé sur l’exploration perpétuelle du soi et du médium, elle fait de la photographie sa seconde peau. Francesca Woodman a quasi exclusivement utilisé son corps dans ses images, ainsi je suis toujours à portée de main, explique-t-elle, quand l’urgence de la représentation se manifeste. Son inquiétante précocité, sa beauté fuyante, son impudeur et sa pudeur extrême à la fois, montrant son corps nu et le dérobant sans cesse, sa fin tragique surtout, ont tissé cette légende. Son œuvre ne ressemble à nulle autre et son art photographique rend la photographie irréelle. Elle demeure solitaire et douloureuse, étrange comme un astre noir lointain, toujours incandescent, elle qui fut presque inconnue de son vivant.
À tort ou à raison, le suicide de Woodman reste le prisme à travers lequel beaucoup de gens voient son travail, intime et introspectif, et le tragique de son histoire vient à masquer la qualité de son travail. Elle reste une photographe précoce et géniale qui soulève bien des questions sur l’existence, l’être au monde, notre présence ici-bas.

La photographe s’est inventé un monde, d’où se dégagent une beauté, une légèreté, et une énergie bien à elle. Ses photographies représentent son corps, le plus souvent nu, en mouvement, parfois flou jusqu’à se dissoudre dans la photographie. Dans des espaces intérieurs voués à la démolition, elle erre entre miroirs cassés, objets abandonnés, et plaques de verre qui renvoient des reflets éclairés par des lumières spectrales. Là, elle disparaît derrière la cheminée. Ici, elle s’infiltre dans le papier peint, s’incruste dans les murs. Son corps est coupé par le cadrage, elle est présente et absente, femme et fantôme. À tout jamais insaisissable. Elle entraîne le spectateur dans des lieux qui devraient être sordides : des cimetières, des maisons abandonnées aux tapisseries en lambeaux, que son corps transfigure, il change la perception que l’on a de ces lieux.
En effet, avec une sensibilité rare et une douce insolence, elle a su insuffler à l’art de l’autoportrait de la modernité. Son corps apporte de la grâce là où il n’y en a pas. Il a la beauté sensuelle et jamais sexuée des statues antiques taillées dans le marbre. Cette fois-ci, ce n’est pas l’homme qui prend le nu de la femme comme sujet de représentation. S’emparant du sujet, c’est elle qui se consacre à sa propre représentation, nourrie de multiples références à l’histoire de l’art. On pense à Cindy Sherman pour la question identitaire, à Helena Almeida pour la mise en scène de ses propres performances, à Duane Michals pour le côté narration, annotation poétique.

Elle glisse dans ses images des objets chers aux surréalistes, tels miroirs, gants, mains, cygnes, anguilles, symboles sexuels. C’est une lectrice d’André Breton (mentor de Cartier-Bresson), elle fait partie de la famille Man Ray, Claude Cahun, etc., et de tous ces surréalistes. Son œuvre est fulgurante, riche et très imaginative. Ce qui caractérise le plus immédiatement son travail c’est sa sincérité, mais aussi une forme d’immédiateté. Ici, pas d’instantanés ou de « bricolages » photographiques aux effets graphiques. Il n’y a pas non plus de tentative de capter le réel. La prise de vue est brute, sans préparatifs inutiles. La lumière n’est pas non plus très travaillée, la scène est éclairée par les sources existantes, souvent la lumière du jour.

Pour conclure. De son œuvre courte mais intense, réduite, mais disant beaucoup, je ne retiens qu’une leçon, celle queFrancesca Woodman a marquée au fer rouge dans l’histoire de la photographie : soyez vous-même, avant tout, surtout, et plus que tout. De toute sa carrière, elle n’a jamais fait rien d’autre, et l’a fait avec énormément d’intensité. Par son histoire, ses goûts, ses envies, chaque photographe est unique. Être soi-même, l’être avec force, c’est creuser cette voie, celle qui vous amènera à vous découvrir, et à vous exprimer par la photographie. Soyez fier d’être vous.
Francesca Woodman fait partie de la légende de la photographie. Sa précocité et sa fin tragique aident à la persistance de ce mythe. Même si elle n’atteignit jamais les 23 ans, elle produisit des centaines d’images. Elle continue aujourd’hui, trente ans plus tard, à focaliser l’attention sur son univers et ses photographies. Ses autoportraits, ses nus et ses mises en scène sont autant d’interrogations sur son être que des réflexions sur la perception du corps. Il serait aisé de partir de la tragédie qui a marqué la fin de sa vie et d’analyser toute son œuvre sous ce prisme, comme la chronique annoncée d’une mort certaine. Pourtant, à regarder son travail de plus près, on y découvre une jeune femme riche d’une rare énergie créatrice, voire d’un humour certain. Francesca Woodman a laissé une œuvre courte, mais dense, de plus de 800 clichés, la plupart pris avec son Yashica 6×6.
Pour aller plus loin dans l’univers de la photographe, vous pouvez lire le dossier de presse de la Fondation Henri Cartier-Bresson qui lui a consacré une exposition en 2016.